CHAPITRE SIX
Henry était saoul. Il avait fini la bouteille de scotch qu’il avait prise à Elliott sans la permission de ce dernier et buvait du cognac comme si c’était de l’eau. Mais cela ne l’aidait en rien.
Il ne cessait de fumer de petits cigares égyptiens et emplissait l’appartement de Daisy de cet âcre parfum dont il avait pris l’habitude au Caire. Cela ne réussissait qu’à le faire penser à Malenka et à regretter de ne pas se trouver à ses côtés, en ce moment, même s’il regrettait d’avoir jamais mis les pieds en Égypte et d’être entré dans cette chambre funéraire où son oncle Lawrence étudiait une pile de papyrus.
Cette créature était vivante ! Cette créature l’avait vu mettre le poison dans la tasse de Lawrence !
Il comprenait à présent à quel point il était en danger. Personne d’autre n’aurait pu le comprendre parce que tous ignoraient les motifs de la créature. Quant à ce Reginald Ramsey, il savait, au plus profond de lui-même, qu’il ne faisait qu’un avec la répugnante créature qui avait cherché à l’étrangler. Retrouverait-il son cercueil et ses bandelettes une fois son sinistre devoir accompli ?
Seigneur ! Il frissonna. Il entendit Daisy dire quelque chose et leva les yeux pour la voir accoudée à la cheminée, en corset et bas de soie. Ses boucles blondes lui tombaient sur les épaules, ses seins rebondis débordaient de leurs bonnets de dentelle. Mais il n’avait absolument pas envie de l’admirer, de la toucher.
« Et tu viens me dire qu’une cochonnerie de momie est sortie de sa boîte et qu’elle a posé ses sales pattes sur ton cou ? Tu me dis qu’elle porte une robe de chambre et des pantoufles et qu’elle se trimballe dans toute la maison ? »
Ferme-la, Daisy. Il se vit en train de tirer de sa poche le couteau avec lequel il avait tué Sharples et le plonger dans la gorge de Daisy.
La cloche tinta. Elle n’allait tout de même pas ouvrir dans cette tenue ? Bah, quelle importance ! Il se cala dans son fauteuil et chercha le couteau.
Des fleurs. Elle revint avec un gros bouquet et dit quelques mots à propos d’un admirateur. Qu’est-ce qu’elle avait à le regarder ainsi ?
« Il me faut un pistolet, dit-il sans la regarder. Il y a bien une des crapules que tu fréquentes qui pourrait m’en avoir un !
— Toute cette histoire ne me regarde pas.
— Tu feras ce que je te dis ! » Si seulement elle savait. Il avait déjà tué deux hommes et avait failli tuer une femme. Failli. Pis encore, il rêvait d’égorger Daisy, de voir la tête qu’elle ferait quand la lame lui trancherait la gorge. « Prends le téléphone. Appelle ton frère. Il me faut un pistolet assez petit pour tenir sous mon manteau. »
Est-ce qu’elle allait se mettre à pleurer ?
« Fais ce que je te dis. Je vais au club me changer. Si quelqu’un me demande, tu lui diras que j’habite ici, c’est d’accord ?
— Tu n’es pas en état d’aller où que ce soit ! »
Il se leva péniblement et s’avança vers la porte en titubant. Il se retint au mur et resta longtemps le front appuyé.
« Si tu n’as pas fait ce que je t’ai dit quand je reviendrai…
— Ne t’inquiète pas. »
Elle jeta les fleurs à terre et croisa les bras avant de se retourner et de s’incliner.
Un certain instinct, auquel il avait toujours fait confiance, lui dictait de ne pas perdre son sang-froid. C’était le moment de se montrer doux, aimable, presque affectueux, même si la vue de cette femme courbée devant lui le rendait fou furieux, même si ses sanglots le faisaient grincer des dents.
« Tu aimes bien cet appartement, n’est-ce pas, chérie ? dit-il. Tu aimes le champagne et les fourrures. Et tu aimeras beaucoup ta voiture automobile dès l’instant où je te l’aurai offerte. Mais, pour l’heure, je ne te demande qu’un peu de loyauté. »
Il la vit hocher la tête. Comme elle s’approchait de lui, il passa la porte.
La malle de Henry venait tout juste d’être enlevée.
À la fenêtre, Julie regardait l’étrange et bruyant véhicule allemand disparaître dans la rue. En son for intérieur, elle ne savait vraiment que penser de son cousin.
Prévenir les autorités à ce stade de l’affaire était une chose impensable. En dehors d’elle-même, il n’y avait pas de témoin sérieux de l’acte de Henry, et la seule idée de blesser Randolph dépassait tout ce que Julie pouvait supporter.
Randolph était innocent. Elle en était persuadée. De même qu’elle savait avec certitude que la découverte de la culpabilité de Henry porterait le coup de grâce à Randolph. Elle perdrait son oncle ainsi qu’elle avait perdu son père. Son oncle n’avait jamais été de la même trempe que son père, certes, mais ils étaient de la même chair et du même sang, et elle l’aimait beaucoup.
Elle se rappela les mots prononcés par Henry : « Nous sommes tout ce que tu as. » Elle était au bord des larmes.
Un bruit de pas dans l’escalier l’interrompit dans ses pensées. Elle se retourna et découvrit la seule personne au monde qui pût l’aider à porter son fardeau.
Elle s’était vêtue avec beaucoup de goût pour cet instant. Sous prétexte que tout ce qu’elle faisait contribuait à l’éducation de son hôte honoré, elle avait porté son choix sur son ensemble le plus élégant, sur un chapeau à bord noir orné de fleurs en soie et sur des gants noirs, bien entendu – tout cela pour lui faire connaître la mode de son époque.
Elle avait aussi voulu se faire belle pour lui, et elle savait que la laine couleur bordeaux lui allait à ravir. Son cœur battit un peu plus vite quand elle le vit descendre l’escalier.
Il s’avança vers elle comme pour l’embrasser.
Elle ne recula pas.
Il s’était parfaitement débrouillé avec la garde-robe de son père. Chaussettes et chaussures sombres. Chemise très bien boutonnée. Cravate de soie nouée avec une certaine excentricité, mais avec beaucoup de goût. Même les boutons de manchettes étaient correctement mis. En fait, il était étrangement beau dans sa veste de soie, son manteau sombre et son pantalon de flanelle grise. Seule l’écharpe de cachemire jetait une note discordante. Il se l’était nouée autour de la taille comme l’aurait fait un soldat de la vieille époque.
« Puis-je ? » dit-elle en la lui ôtant avant de la lui passer autour du cou. Elle lissa l’étoffe tout en essayant de ne pas se laisser dominer par ses yeux d’un bleu intense et son étrange sourire.
La grande aventure allait commencer. Ils allaient sortir ensemble. Elle allait montrer le XXe siècle à Ramsès le Grand !
Il la prit par la main au moment où elle ouvrait la porte et l’attira à lui. À nouveau, elle crut qu’il voulait l’embrasser, et sa fébrilité se changea en frayeur.
Il s’en rendit compte et, desserrant son étreinte, il s’inclina et lui baisa la main avec beaucoup de respect avant de lui adresser un sourire entendu.
Comment pourrait-elle lui résister ?
« Viens, le monde nous attend », dit-elle.
Un fiacre passait par là. Elle fit signe au cocher et tira son compagnon par la manche.
Il s’était arrêté pour contempler la rue avec ses maisons, leurs grilles de fer, leurs portes massives et leurs rideaux de dentelle.
Il semblait si plein de vie, si plein de désir. D’un pas alerte, il la rejoignit dans le fiacre.
Elle comprit qu’elle n’avait jamais rencontré chez Alex quelque chose qui ressemblât peu ou prou à cette passion. Cela la rendit triste, non pas parce qu’elle pensait vraiment à Alex, mais parce qu’elle entrevoyait pour la première fois à quel point les choses ne seraient plus jamais les mêmes.
Le cabinet de Samir au British Museum était assez petit ; encombré de livres, il abritait également un gros bureau et deux fauteuils de cuir. Elliott le trouvait malgré tout assez agréable et puis, la petite cheminée tirait plutôt bien.
« Je ne suis pas certain de pouvoir vous en dire beaucoup plus, expliqua Samir. Lawrence n’en a traduit qu’un infime fragment, dans lequel le pharaon se prétend immortel. Il a parcouru le monde, semble-t-il, depuis la fin de son règne officiel. Il a vécu parmi des peuples dont les anciens Égyptiens n’avaient même pas connaissance. Il prétend avoir séjourné deux siècles à Athènes, puis à Rome. Finalement, il s’est retiré dans un tombeau dont seules les familles royales d’Égypte pouvaient le tirer. Certains prêtres connaissaient ce secret. Il était devenu une légende à l’époque de Cléopâtre, mais, apparemment, la jeune reine y croyait.
— Et elle a fait tout ce qui était en son pouvoir pour le réveiller.
— Du moins le prétend-il. Il est tombé amoureux d’elle et a approuvé sa liaison avec César au nom de la nécessité et de l’expérience, mais pas celle avec Marc Antoine. Il en a éprouvé de l’amertume, m’a dit Lawrence. Il n’y a là rien qui vienne contredire notre connaissance de l’histoire. Tout comme nous, il a condamné Antoine et Cléopâtre pour leurs excès et leurs mauvais jugements.
— Lawrence croyait vraiment à cette histoire ? Il n’avait pas une théorie…
— Lawrence éprouvait un bonheur incommensurable devant un tel mystère. Il aurait consacré le reste de ses jours à tenter de le déchiffrer. En revanche, je ne saurais dire s’il y croyait vraiment. »
Elliott réfléchit. « La momie, Samir. Vous l’avez examinée. Vous étiez aux côtés de Lawrence quand il a ouvert le cercueil.
— Oui.
— N’avez-vous pas remarqué quelque chose d’extraordinaire ?
— Vous avez vu des milliers de momies semblables à celle-ci. Ce qui était étonnant, c’étaient les textes, la maîtrise des langues et, bien entendu, le cercueil proprement dit.
— Je dois vous faire une confidence, dit Elliott. Selon notre ami commun, Henry Stratford, la momie est tout ce qu’il y a de plus vivante. Ce matin même, elle a quitté son cercueil, traversé la bibliothèque de Lawrence et tenté d’étrangler Henry dans le salon. Henry a réussi à s’en tirer. »
Samir ne répondit pas tout de suite, comme s’il n’avait pas entendu. Puis il dit doucement :
« Vous vous moquez de moi, Lord Rutherford ? »
Elliott se mit à rire. « Non, je ne me moque pas, monsieur Ibrahaim. Et je parierais que Henry Stratford n’avait pas envie de plaisanter quand il m’a raconté son histoire. Il était fortement ébranlé, au bord de l’hystérie, pour ainsi dire, mais il ne plaisantait pas. »
Le silence.
« Samir, vous n’auriez pas une cigarette, par hasard ? »
Sans quitter Elliott des yeux, Samir ouvrit un petit coffret d’ivoire ciselé. Des cigarettes égyptiennes. Parfaitement délicieuses. Samir prit le briquet d’or et le tendit à Elliott.
« Merci. J’ajouterais… car je pense que cela vous intéresse… que la momie n’a fait aucun mal à Julie, qui la considère d’ailleurs comme son hôte privilégié.
— Lord Rutherford…
— Je suis extrêmement sérieux. Mon fils, Alex, s’y est rendu immédiatement. En fait, la police était déjà arrivée. Il semble qu’un égyptologue réside dans la demeure des Stratford, un certain M. Reginald Ramsey, et que Julie insiste beaucoup pour lui faire découvrir Londres. Il est son invité, paraît-il. Henry a vu l’égyptologue et prétend que ce n’est autre que la momie vêtue des habits de Lawrence. »
Elliott alluma sa cigarette et aspira la fumée.
« Vous allez en entendre parler un peu partout, poursuivit-il. Les reporters ont accouru sur place. Une momie hante Mayfair ! » Il haussa les épaules.
Samir était visiblement plus étonné qu’amusé. Il semblait même attristé.
« Pardonnez-moi, dit-il, mais je n’ai pas une très haute opinion du neveu de Lawrence, Henry.
— Comment le pourriez-vous ?
— Cet égyptologue… Vous dites que son nom est Reginald Ramsey. Je n’en ai jamais entendu parler.
— Et pourtant, vous les connaissez tous, n’est-ce pas ? Du Caire à Londres ou à Manchester, de Berlin à New York.
— C’est vrai, oui.
— Cela n’a pas de sens.
— Je suis bien d’accord.
— À moins, bien entendu, que nous n’acceptions que la momie soit immortelle. Tout concorderait.
— Vous ne croyez tout de même pas…» Samir ne termina pas sa phrase. Sa détresse était évidente.
« Oui ?
— C’est grotesque, murmura Samir. Lawrence a succombé à une attaque cardiaque. Cette chose ne l’a pas tué. Quelle folie !
— Y a-t-il eu la moindre trace de violence ?
— De violence ? Non, bien entendu, mais il y avait des malédictions inscrites sur le cercueil. Cette chose voulait dormir en paix. Le soleil. Elle ne voulait pas du soleil. Elle demandait qu’on la laisse tranquille. C’est ce que les morts demandent toujours.
— Vraiment ? fit Elliott. Si j’étais mort, je ne suis pas certain de vouloir la tranquillité éternelle.
— Notre imagination nous entraîne un peu loin. Lord Rutherford. Et puis… Henry Stratford était dans le tombeau quand Lawrence est mort !
— C’est vrai, et Henry n’a pas vu notre ami en bandelettes se mouvoir avant ce matin.
— Toute cette histoire ne me plaît pas, je n’aime pas savoir que Mlle Stratford demeure seule avec ces reliques.
— Le musée devrait peut-être faire quelque chose, dit Elliott. Après tout, cette chose est d’une valeur inestimable. »
Samir ne répondit rien. Il était à nouveau bouche bée, les yeux rivés sur son bureau.
Elliott prit appui sur sa canne et se leva. Il savait fort bien dissimuler la gêne que lui procurait un geste aussi simple, mais il dut rester immobile quelques instants pour permettre à la douleur de s’apaiser. Il écrasa lentement sa cigarette.
« Merci, Samir. Cette conversation a été particulièrement intéressante. »
Samir sortit de sa rêverie. « Lord Rutherford, que se passe-t-il selon vous ? » Il se leva à son tour.
« Vous voulez que je vous parle avec franchise ?
— Oui.
— Ramsès II est immortel. Il a découvert quelque substance capable de lui conférer l’immortalité. Et, en ce moment même, il parcourt les rues de Londres en compagnie de Julie.
— Vous n’êtes pas sérieux.
— Si, je le suis. Mais je crois aussi aux fantômes, aux esprits et au mauvais sort. Je jette du sel par-dessus mon épaule et je touche du bois très souvent. Je serais surpris – non, éberlué –, si tout ceci se révélait exact, comprenez-moi. Mais j’y crois. Pour l’instant, j’y crois. Et je vous dirai pourquoi. C’est la seule façon d’expliquer ce qui vient de se passer. »
À nouveau, le silence.
Elliott sourit. Il enfila ses gants, prit sa canne et quitta le bureau d’un pas alerte, comme si la douleur n’existait plus.